Haut

Je ne rentre plus dans mes chaussures, c’est comme ça que je vois que j’ai grandi

Je n’ai jamais été une petite fille rose, poupées, princesse et paillettes ou peut-être dans une autre vie. Mon père a tout compris, il connaît les valeurs, il est juste, droit, honnête et a la plus belle femme du monde. C’est lui qui m’a appris à mettre mes bottes, conduire des tracteurs, me rouler dans la paille, mettre des clôtures, couper du bois. Oui, c’est un super héros mon père. Il est agriculteur, à la source de nos vies. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre du trop de travail de ses journées. Il fait partie de ces gens qui ne s’écoutent pas, il regarde devant lui et tout ça maintenant, des yeux d’une enfant qui ne rentre plus dans ses chaussures, je le vois. J’ai grandi. Mon air frais c’est la campagne, les grands espaces et les voisins qui sont très loin. C’est les montagnes en fond en ouvrant la fenêtre le matin, la ferme, les parties de ballon dans les champs, les animaux trop grands, les chats très nombreux, les chiens toujours fidèles, les vaches têtues et indomptables et la famille d’abord. Je suis fille de paysan, mot souvent détrôné du non sens que certains ont bien voulu lui donner. Mon enfance, c’est aller chercher le lait le matin à la salle de traite ou n’importe quand d’ailleurs quand tu as besoin de faire de la purée, ou un bon chocolat pour goûter.

 

Papa, c’est l’homme de la maison. Une femme, trois filles, il est notre bienveillance, notre exemple, notre repère. Il n’a pas fait le tour du monde, en fait il ne le dit pas mais je pense qu’on lui manque trop quand il part, ça doit être ça ! Certainement que ses découvertes à lui, ce sont les moments avec ceux qu’il aime, et peu importe où il est, ça lui suffit. Papa c’est une figure de la famille, il est toujours là pour celui qui a besoin. Rien ne passe avant nous, rien ne passe avant les siens. Sans mettre forcément de mots sur ses sentiments, il sait les montrer. Quelque part, c’est encore plus touchant. Alors finalement, parfois, pour lui ressembler un peu sans doute et comme je ne rentre plus dans mes chaussures, je rentre chez moi et j’enfile ses affaires. Son jogging, ses chaussettes, ce sont mes habitudes. Ça le fait sourire d’ailleurs. Sa vie à lui, ça se passe dehors. Il nous a toujours emmenées avec lui travailler quand on voulait mais sans jamais nous l’imposer. J’adore ces moments.

 

Papa, c’est quelqu’un qui te donne la chance de faire même si tu n’as jamais essayé. Il te donne sa confiance pour tout, il te fait soulever des montagnes. C’est comme ça que petite, ma soeur a foncé dans un mur avec le tracteur à faible allure, il savait qu’elle ne risquait rien. Son apprentissage, c’est celui-là. « De toute façon, je devais le casser, tu vois je t’avais dit de tourner avant. » C’est bien lui. Tu sais que tu peux toujours aller au-delà de ce que tu penses pouvoir faire, il te laisse évaluer la difficulté seule mais il faut tenter, toujours. Tenter de soulever un bout de bois que tu penses trop lourd, tenter de labourer un champ qui te semble un peu trop complexe, il n’a jamais d’à priori sur les autres. Et puis si tu tombes, tu te relèves. Et ça c’est génial ! Tu sais que quand tu fais quelque chose qu’il fallait pas, il a ce sourire bien caractéristique qui veut dire « non, c’était pas comme ça ». En même temps, c’est la meilleure façon d’apprendre. Donc si ma soeur a déjà cassé un mur, entre autres, j’ai déjà cassé le phare de la voiture, une clôture, une remorque, ouvert mon genou en deux, pris du cambouis sur la moitié de ma tête et j’en passe. Mais il avait toujours une solution pour réparer nos erreurs. Un papa poule. Une force de la nature.

 

Pour moi, il est intouchable. Chez lui, c’est jamais grand chose. Les seules blessures qui lui feront vraiment mal, ce sont nos peines, celles de ses amours, sa famille. Les seules larmes que j’ai vu couler chez lui, c’était pour nous. Pour ce qui est de ses blessures physiques, et dieu sait qu’il en a eu, il faut le connaître pour savoir qu’il a mal. Son regard change, ses lèvres se pincent, c’est presque invisible. Mais on le connaît comme si on l’avait fait. C’est ma mère qui dit toujours ça. « Papa, ça va ? ». « Oui ». Evidemment oui. Pourquoi se plaindre ? Un jour je le vois faire la grimace, celle des yeux qui changent et des lèvres qui se pincent. Il a quand même bien voulu me dire qu’il était tombé. Il avait la cheville plus grosse que trois patates réunies et le pied bleu violet. Mais ça ne l’a pas arrêté. Cette fois-ci, c’est lui qui ne rentrait plus dans ses chaussures, mais c’est moi qui en sortais grandie. Une vraie bourrique mais que j’aime cette philosophie. Tant que rien ne t’arrête, continue de marcher. Mon père, c’est l’humilité, la discrétion, la force et la sagesse. Je regarde avec un immense amour toutes les choses qu’il a accomplies et qui font de lui le père dont je suis fière. Être agriculteur, ce n’est pas de tout repos. Tu dois tout savoir faire. C’est ton quotidien qui change, c’est ta vie qui est rythmée des traites, des soins aux animaux, de la pluie, du beau temps. Un métier que j’ai connu de près à travers lui et pour lequel je sais la rigueur imposée. En fait, il est tombé là-dedans tout petit. Non, je ne pense pas que ce soit donné à n’importe qui de l’être, bien au contraire. Donc papa a eu le temps de faire tout ça avec passion et de nous aimer aussi et avant tout.

 

Être agriculteur, c’est pouvoir nourrir le monde, pouvoir donner dans nos assiettes, le résultat d’un travail qui n’a pas ménagé celui qui l’a accompli. Mais être agriculteur, c’est aussi aller au-delà de ses limites, le travail est dur, l’inquiétude est grande. Il y a des moments dans l’année où je le vois changer mon père. Quand les grandes périodes de travail arrivent, quand c’est encore plus physique que d’habitude, il est toujours vaillant. Je le vois passer dans la cour avec sa salopette verte à double fermeture éclair, toujours ouverte sur le côté droit, il marche vite, il fonce. Stop. Il m’aperçoit, fait son petit détour, un bisou sur chaque joue et c’est reparti. C’est comme ça chez moi, on aura beau se voir trois fois dans la journée, si tu pars et que tu reviens, on se fait toujours la bise. Dans ses périodes de travail acharné, on lui demande toujours s’il a besoin d’aide, et quand il te dit « comme tu veux », tu sais que tu peux enfiler les baskets ou les bottes, ça dépend du chemin emprunté. C’est bon de laisser ses habits de ville, j’aime bien les avoir mais pas trop quand même, c’est plus confort un short bien large. Ce que je préfère, c’est aller au bois avec lui ou même ramasser les cailloux à la fin du printemps pour que le champ de maïs soit propre et que ça puisse bien pousser. Souvent il fait chaud à cette époque, c’est la période des premiers soleils, celle où je renais, où les montagnes sont les plus belles. Je pense à ce champ particulièrement, juste à côté de la maison. Je reste une enfant quand j’y suis, je ne me lasse pas, c’est un tableau grandeur nature devant moi. Celui-là personne ne pourra me le prendre, ni les souvenirs que j’ai avec lui. C’est cool d’aider papa. Il nous fait tellement confiance, on ne voudrait pas le décevoir. Alors, je peux te dire que les cailloux tu les envisages tous, qu’ils soient gros ou petits, à te casser parfois le dos. On n’a pas besoin de grand chose en fait, on parle de tout et de rien, les pieds dans la terre, les mains dans les cailloux et les blagues entre nous. Ça ce sont des moments privilégiés, mes bouffées d’air à moi.

 

Papa, lui, a sa façon d’apprécier l’instant. Tout se joue dans son regard, sa petite tape dans le dos ou sa façon dont il nous prend dans ses bras. C’est d’ailleurs vrai pour les bons moments comme ceux-là mais aussi pour les moments de colère. Ce que je trouve remarquable aujourd’hui et qui me faisait bien moins rire quand j’étais petite, c’est qu’il puisse en un seul regard nous faire obéir sans avoir à crier une seule fois. Le regard noir, le vrai. Ce qui ne marche plus pour ses petits enfants mais il paraît que c’est normal. Alors voilà, papa a eu trois filles et aucune de nous trois n’a repris l’exploitation. Mais c’est un grand merci qui est là, campé dans nos six grandes chaussures, les pieds sur et avec la terre…